Les Deschiens chez les petits-bourgeois
C’est le gros coup de cœur de ce début de saison 2013/2014 ! Un ovni dans le paysage théâtral actuel, qui fait la nique à tous les spectacles « branchouilles » se targuant de nous parler du monde, confondant parfois prise de position avec délectation à se vautrer dans le sordide ou le vulgaire. Thomas Gaubiac est un esthète, un fin observateur dont l’humour –corrosif- vous décaperait n’importe quelle position des plus réac’. Avec Le Mois de Marie de Thomas Bernhard, il creuse une fois de plus son sillon, affine son regard implacable et sans concession, mais toujours formidablement humain et d’une joyeuseté ironique foudroyante.
Le mois de Marie, c’est le mois de mai. Ce mois, dans la lithurgie chrétienne, est le mois consacré à La Sainte Vierge. Mais c’est aussi le début du printemps, période où les hormones de tout-à-chacun sont en ébullition. Cette donnée n’a pas échappé à Thomas Gaubiac qui s’en empare pour mieux souligner les frustrations d’une société malade. Nous nous retrouvons donc face à deux bigotes bien décidées à répéter les chants qu’elles donneront à la prochaine messe. La journée s’écoule sans le moindre incident jusqu’au moment où l’une d’elles se penche à la fenêtre et voit dehors un groupe d’hommes : des turcs. Il n’en faut pas moins pour déclencher la discussion autour de la récente disparition de M. Geissratner, un habitant du village- un bel homme- fauché par un turc. De fil en aiguille, le vernis va craqueler, les langues se délier et laisser voir que, sous couvert d’aimer son prochain comme soi-même, on n’hésite pas à prôner le gazage massif de l’Autre, de l’Etranger. Malaise.
Un chef-d’œuvre de drôlerie et d’intelligence.
On se croirait dans un appartement des années cinquante. Accrochée au mur, une devise stipule qu’une vie chaste est assurance de longévité. A jardin, un guéridon ultra kitch sur lequel est posé un micro ; un interrupteur ancien, raccordé à un vieux poste de radio. Entre une première femme, la plus neuneu dirait-on…Emmitouflée dans son imper trop petit et qui baille à chacun de ses mouvements, le cheveux gras plaqué laissant quelques mèches se recourber telle Becassine, un bas tombant sur une de ses chevilles, l’autre mal remontée, elle a une touche d’enfer ! Elle allume la radio, s’assoit face à nous dans la décontraction qui sied aux personnes simples, oubliant la justesse de son habit. Un ange passe. Les rires fusent. La seconde entre, sorte de vieille fille aux lunettes en cul de bouteille et aux vêtements dignes des mamies les plus coincées. On entend alors le speaker dire que pour une raison indépendante de sa volonté, le programme est interrompu. Cette annonce se transforme vite en ritournelle gaguesque car scandée en plusieurs langues plus ou moins compréhensibles, elle laisse nos commères coites et passives face à l’événement. Le ton est donné. Pendant près de vingt-cinq minutes, pas un mot ne sera prononcé. Thomas Gaubiac s’attellera, par des comiques de situations, à montrer l’absurde d’une vie dénuée de sens qu’on s’évertue à remplir en répondant aux prérogatives d’une morale bien pensante. On est alors chez Tati : chaque geste, même infime – un clin d’œil, un pincement de lèvres- est d’une précision diabolique et déclenche le fou rire. Cette première partie est d’une drôlerie rare et géniale, terriblement acide et intelligente et prépare la suite. Et le reste de la pièce n’est pas en reste ! Le propos est grinçant. La langue bernhardienne est bien là, servie au mieux par un regard incisif et deux comédiennes époustouflantes : Marion Maret et Christine Joly. Au rire franc du burlesque succède un rire jaune : non, ces deux là ne sont pas des saintes nitouches ! Leur grotesque ne révèle que mieux leur monstruosité, leur bassesse, voire leur dangerosité. Mais n’en disons pas plus ! Laissons la surprise à qui aura la chance de voir cette « miniature » comme la nomme le metteur en scène, ce chef-d’œuvre d’humour, d’intelligence, de sensibilité et d’élégance trash. Un rire contre la bêtise. Allons ! Messieurs les directeurs de salles parisiens ! A quand une programmation de cette pépite dans vos théâtres ? Dépêchez-vous ! Vous êtes en train de passer à côté d’un très grand talent !
http://www.theatrorama.com/2013/10/le-mois-de-marie/
Julia BLANCHI
THÉÂTRORAMA 18 octobre 2013